Dans le cadre d’une initiative des services culturels de l’Ambassade de France au Canada, avec le soutien du Consulat général de France à Québec, coordonnée par l’Alliance Française de Vancouver et en collaboration avec Xn Québec, nous vous proposons une série de portraits de l’industrie de la réalité étendue (XR) au Canada. Nous vous invitons à découvrir les talents canadiens qui se cachent derrière les studios techno-créatifs répertoriés dans notre cartographie, à travers une série de portraits discutant leur histoire et leur vision de l’industrie de la XR.
À mi-chemin dans cette série de portraits, nous vous présentons Infinite Frame Media (jadis connu sous le nom Tribe of Pan), un studio qui innove à la fois au niveau technologique avec son approche volumétrique stéréoscopique qu’au niveau du contenu avec ses documentaires provocants.
Cette entrevue avec Joanne Popińska et Tom C. Hall fut menée par Philippe Bédard (Québec/Canada XR) le 19 juillet 2021.
Profil de compagnie
Fort de son expérience en termes de cinéma 3D, Infinite Frame Media adopte une approche innovante à la réalisation de films documentaires en VR. La cofondatrice Joanne Popińska, originaire de Pologne, est arrivée au Canada à l’apogée de la popularité du cinéma stéréoscopique. « Quand la 3D est morte », se remémore-t-elle, « j’ai fait comme beaucoup d’autres et j’ai pivoté assez naturellement vers la VR. » Pour son partenaire et collaborateur Tom C. Hall, la transition de la 3D à la VR était non seulement naturelle, mais aussi instructive : « J’avais l’habitude de travailler dans des films stéréoscopiques à l’époque où ceux-ci étaient faits, dans la foulée d’Avatar. Mais en voyant ce dont la vidéo 3D 360° avait l’air dans un casque VR, j’ai compris que ce n’était pas par là qu’il fallait aller. C’est à ce moment-là que nous avons décidé de prioriser des environnements entièrement immersifs (6DoF) ».
Une expérience particulièrement formatrice pour Infinite Frame est venue en travaillant sur SESQUI: Horizon, un projet vidéo à 360° qui a été produit pour célébrer le 150e anniversaire du Canada. « À l’époque », admet Tom, « certains pensaient que c’était probablement ce qui se faisait de mieux en VR, mais ce n’est pas vraiment ce qui nous intéressait ». La compagnie a alors choisi de développer sa propre approche et ses propres outils technologiques. Pourquoi ? « Nous voulions capter la vraie vie — en particulier les gens — d’une manière plus authentique, et ce, sans les limitations de la vidéo 3D ou 360° », raconte Tom.
Nous aimons combiner les aspects créatifs et technologiques. Nous mélangeons les deux et travaillons sur la façon dont la technologie peut porter l’histoire. - Joanne Popińska, Infinite Frame Media
Une approche différente
Pour Joanne, le processus de réflexion sur le potentiel ultime de la VR a commencé par des expériences utilisant une perspective à la première personne. Quand ils ont réalisé que les utilisat.eur.rice.s ressentaient une connexion profonde — en supposant que le corps qu’ils pouvaient voir était le leur, même s’ils ne pouvaient pas l’utiliser en raison d’un manque d’interactivité — Infinite Frame a décidé de faire plus de recherches sur cette tendance afin d’arriver à comprendre comment cette approche à la première personne pourrait être utilisée pour aider les spectat·eur·rice·s à s’identifier à ce qu’ils voient en VR. « C’est de là que vient l’idée de The Choice », précise Joanne : « Nous avons mis les gens devant une autre personne, au niveau des yeux, afin qu’ils puissent se sentir comme s’ils avaient une conversation ensemble ». Joanne et Tom insistent sur le fait que cette découverte « fut un moment charnière pour l’entreprise ».
Il doit y avoir une autre façon de raconter des histoires de style documentaire – Joanne Popińska, Infinite Frame Media
Grâce à leur expérience en 3D stéréoscopique et à leur connaissance des limites de cette technologie, le duo savait qu’il devrait se concentrer sur la capture volumétrique. Selon Tom, « ce qui est intéressant, c’est que cela nous donne tous les avantages de la VR (6Dof) tout en évitant l’apparence synthétique d’autres approches ». Mais la capture volumétrique en soi n’était pas suffisante pour Infinite Frame. « Quand nous avons commencé à travailler sur The Choice », Joanne se souvient, « nous avons testé à la fois des solutions bon marché et d’autres plus dispendieuses, mais nous avons découvert que la plupart d’entre eux n’étaient pas réellement satisfaisantes. Depth Kit, par exemple, peut créer un effet très fantomatique, tandis que les plus grands studios volumétriques ont une bien meilleure qualité visuelle, mais il leur manque encore quelque chose ».
Deux yeux valent mieux qu'un
Cette qualité indescriptible qui est absente dans les outils volumétriques traditionnels s’est avérée être la stéréoscopie. Joanne explique : « La stéréoscopie permet de voir une certaine lumière et une vitalité dans les yeux des gens ». Cela est dû à un effet appelé « rivalités rétiniennes », où chaque œil voit quelque chose de légèrement différent de l’autre, révélant certaines qualités dans un œil que l’autre ne perçoit pas. « Si vous supprimez ces légères disparités d’un visage », Tom précise, « ce que vous finissez par obtenir dans beaucoup de technologies de capture volumétrique — en particulier celles basées sur la photogrammétrie — est l’impression que les personnes sont faites d’argile ; elles sont complètement diffuses ! » Heureusement, la stratégie de capture stéréoscopique développée par Infinite Frame réintroduit ces artefacts. « Cela nous aide à outrepasser la vallée de l’étrangeté. Le visage de la personne ressemble plus à une personne vivante et moins à une sorte d’hologramme Star Wars », ajoute Tom.
La vidéo volumétrique est notre objectif principal. Les avantages et le potentiel narratif de cette approche sont vraiment excitants ! - Tom C. Hall, Infinite Frame Media
Pour obtenir cet effet, l’entreprise a dû développer sa propre technologie de capture, combinant deux aspects : la volumétrique et la stéréoscopie. Comme l’explique Joanne, «nous voulions aussi pouvoir voyager vers les femmes que nous interrogeons, plutôt que de les faire s’asseoir dans un énorme studio volumétrique. Ce ne sont pas des actrices professionnelles, et nous voulons les capter comme si vous parliez à une personne dans la vie de tous les jours ». Le processus qui en résulte est à la fois plus complet et réaliste que d’autres solutions, tout en étant plus mobile et facile à mettre en place. « C’était énorme pour nous ! »
Pour souligner la simplicité de cette approche par rapport à d’autres solutions dans le domaine, considérez les expériences qui ont été faites avec les techniques plénoptiques. Tom commente qu’une telle approche crée un effet très convaincant, mais pour un coût important : « Vous devez utiliser un éventail énorme de caméras et cela demande un investissement majeur. Afin de créer l’illusion, nous n’avons besoin que d’une image gauche et droite distinctes, ce qui veut dire que nous n’avons besoin que de deux caméras couleur ». Alors que la plupart des gens ne comprendront pas la valeur de cette approche hybride volumétrique / stéréoscopique, il suffit de le voir pour le croire. C’est là que The Choice entre en jeu.
Études de cas : The Choice
The Choice est une expérience documentaire qui traite de deux questions qui sont rarement discutées en VR. L’avortement est certainement le plus évident des deux, mais on pourrait aussi dire que l’expérience porte encore plus sur les stéréotypes et sur ce qui est nécessaire pour les briser. Cet intérêt vient de la formation de Joanne en tant que sociologue et documentariste. S’appuyant sur son expertise, celle-ci a mis l’accent sur la présence et la proximité comme deux facteurs clés à prioriser pour réussir le pari de The Choice. Alors que la présence désigne le sentiment d’être là qui a longtemps été reconnu dans la VR, Joanne définit la proximité comme « la distance physique qui est en corrélation avec la distance mentale (ou la façon dont vous traitez et pensez aux gens) ». Or, comme Joanne le souligne, « la meilleure façon de travailler avec les stéréotypes est souvent de se rencontrer en personne », la présence et la proximité se combinent pour encourager le genre de compassion qui pourrait contribuer à dissiper les stéréotypes blessants.
« Nous voulions traduire ce sentiment dans The Choice, parce que notre objectif est d’affecter ce que les gens pensent des autres », explique la réalisatrice. The Choice le fait en recréant la situation de rencontrer quelqu’un et d’avoir une conversation avec elle. Sur le plan mécanique, cela fonctionne en demandant aux utilisat·eur·rice·s de choisir parmi quelques questions qui leur permettent d’orienter la discussion dans un certain nombre de directions. Sur le plan visuel, cela fonctionne en vous mettant vous (l’interview·eur·euse) et elle (la personne interrogée) face à face, comme vous le faites quand vous parlez à quelqu’un dans la vie courante.
Vous êtes vous-mêmes
L’approche adoptée pour The Choice est remarquable en ce qu’elle ne donne pas aux utilisat·eur·rice·s une fausse histoire pour contextualiser leur expérience. « Je veux que mes spectat·eur·rice·s entrent et aient cette conversation comme eux-mêmes, avec leur propre identité, leur propre conscience et leurs propres pensées. Je veux qu’ils sachent que nous les invitons directement ». Un bon point de comparaison qui traite de cela différemment est Terminal 3 d’Asad Malik, où on vous demande de devenir un interrogateur à la frontière Américaine, et de prendre des décisions sur le droit d’entrée des immigrant·e·s que vous avez interrogé·e·s.
« Dans notre cas », ajoute Joanne, « je ne veux pas que vous pensiez que vous êtes quelqu’un d’autre ou que vous ayez à imaginer qui est cette personne. Je veux que vous sachiez que vous faites partie de cette conversation, que vous ayez un lien personnel avec l’histoire ou non ». S’exprimant sur des expériences où on nous invite à jouer un rôle fictif, Tom soutient que « ce n’est pas vous qui prenez des décisions, c’est le rôle que vous jouez qui prend les décisions. Cela signifie qu’il y a une séparation émotionnelle du processus ». Bien sûr, il peut y avoir de bonnes raisons pour cela (par exemple, cela crée une zone de confort pour expérimenter ou pour vous projeter). Pour The Choice, « nous nous sommes dits que si vous aviez mis le casque pour voir le projet, vous aviez déjà pris la décision de faire partie de cette conversation et donc vous n’avez pas besoin de prendre un faux rôle. Vous interagissez, en tant que vous-même, avec une personne réelle et une histoire réelle ».
Cette approche est une bouffée d’air frais si l’on considère que tant de créations VR ont essayé de nous mettre « dans la peau » d’un personnage donné. « Je n’aime pas vraiment l’expression “machine à empathie” », admet Joanne, « Je préfère parler de compassion et de compréhension. Je préférerais que les spectat·eur·rice·s se rendent compte que leur propre point de vue n’est pas le seul. Mon objectif avec The Choice était seulement de les amener à réfléchir ».
En effet, The Choice est plus proche de Carne y Arena (Alejandro González Iñárritu, 2017) ou de The Book of Distance (Randall Okita, 2020), des œuvres dans lesquelles on ne nous demande que d’être avec les personnages plutôt que de « devenir un personnage dans le film » comme cela a souvent été le cas dans d’autres expériences VR. Dans The Choice, cependant, l’approche est moins sensationnaliste que dans l’installation spectaculaire d’Iñárritu. L’accent est plutôt mis sur l’écoute de ce que les femmes présentées dans le projet ont à dire sur leur expérience avec l’avortement. « Notre objectif avec la technologie était de simuler le fait de rencontrer quelqu’un, de la laisser dans votre espace personnel et ensuite, de vivre un réel effet psychologique du fait d’avoir eu une conversation avec elle », explique Joanne.
Défis
Comme l’expliquent Joanne et Tom, les résultats de The Choice ont été, jusqu’à présent, beaucoup plus importants que prévu : « Nous l’avons montré à des gens qui sont anti-choix et qui ont fini en larmes, disant qu’ils n’avaient jamais pensé à la question de cette façon. Nous avons aussi des gens qui nous reviennent des mois plus tard en nous disant qu’ils y pensent encore ou bien qu’ils ont changé la façon dont ils pensent à ces questions ». Comparant les résultats qu’ils ont pu remarquer en montrant les mêmes témoignages à la fois en VR et en vidéo « plate » (c’est-à-dire une vidéo présentée sur un écran plat traditionnel, contrairement à une expérience VR 6DoF), Tom explique que « la VR nous donne l’attention totale des spectat·eur·rice·s. Cela ne rendra pas nécessairement les gens plus empathiques, mais signifie que nous pouvons utiliser leur attention d’une manière plus efficace. Même si les interactions que nous proposons dans The Choice ne sont pas si complexes (seulement des options de dialogue), cela fait que les spectat·eur·rice·s se sentent plus engagés dans la conversation ».
Ces résultats positifs cachent pourtant les difficultés qui ont mené à l’achèvement du projet. « Le plus grand défi a été de financer le projet », nous dit Joanne. C’est à la fois à cause du type de projet et de son sujet. « Lorsque nous avons commencé, des institutions comme Téléfilm ou le Conseil des arts du Canada ne voulaient pas financer les projets de VR autonomes. Ils devaient être attachés à un projet de film ou de documentaire plus traditionnel ». Tom ajoute que, de la même manière, il était difficile d’obtenir du financement d’agences qui soutiennent généralement les jeux et les médias interactifs : « Notre projet n’est pas seulement de la vidéo à 360 °! Il est fait dans un moteur de jeu. Mais si nous essayons de demander un financement du Fonds pour les Produits Multimédias Interactifs Numériques, nous entrons en concurrence avec les jeux vidéo traditionnels. Ça ne nous correspond pas non plus ».
The Choice a défini notre état d’esprit créatif et nous a fait réaliser ce que nous voulons faire en tant qu’entreprise en termes d’approche créative et technologique. The Choice nous a beaucoup appris. - Joanne Popińska, Infinite Frame Media
Comme vous pouvez vous y attendre, le sujet était également un obstacle au financement du projet. Comme Joanne se souvient, « officieusement, certaines personnes nous disaient qu’elles aimaient notre projet, mais qu’elles ne pouvaient pas officiellement y attacher leur nom ». Malgré ces revers, le projet a finalement eu du succès grâce à des campagnes de financement participatif : d’abord Kickstarter et plus récemment Kaleidoscope (maintenant Artizen). « En-dehors de cela, nous avons beaucoup de soutien de la part d’organisations pro-choix comme l’Abortion Rights Coalition, Canada et Abortion Conversation Projects.»
Un autre défi qui sera familier à toutes celles et tous ceux qui travaillent dans le domaine de la XR est la tension entre un mode d’esprit créatif et le contexte plus large de l’industrie technologique. Comme l’explique Tom, « puisque nous développons la technologie, nous recevons beaucoup de pression de la part des gens qui nous disent “vous devriez transformer cela en un produit!” ou “vous devriez développer un ensemble de fonctionnalités”. Eh bien, non! ». Comme avec d’autres entreprises développant de nouvelles technologies à des fins créatives, le processus développé par Infinite Frame Media pour The Choice n’est pas né d’une mentalité de start-up. « En tant que créateurs de VR », résume Tom, « nous nous trouvons en décalage avec d’autres parties de l’industrie où le produit est roi. La mentalité de start-up de construire un produit, de grandir, puis de sortir n’est pas du tout le modèle du cinéaste! ».
Conclusion: Leçons pour le futur
Malgré ces défis, l’expérience a été enrichissante. « En tant que cinéastes travaillant en VR, nous avons appris qu’il faut synthétiser la mentalité d’être cinéaste et la mentalité d’être une société technologique. Celles-ci sont incompatibles à bien des égards ». Notamment, la capacité des cinéastes de documentaire à s’adapter à ce qui se passe devant eux est remplacée par la nécessité de s’arrêter et de réfléchir à la structure sous-jacente d’un projet. « Il peut être difficile à comprendre que chaque élément interactif est en fait un mécanisme très complexe qui n’est pas aussi flexible qu’il pourrait paraître. C’est une grande courbe d’apprentissage dont nous avons été témoins, à la fois dans notre propre expérience et en voyant d’autres personnes passer des médias traditionnels à la VR ». Pour Joanne, les leçons tirées de The Choice ont été de « penser constamment à l’histoire et à la façon dont la technologie l’affecte, la change et la porte. Qu’est-ce qui est possible ? Qu’est-ce qui est impossible ? Qu’est-ce qui vaut la peine d’être fait ? Qu’est-ce que mon équipe est capable de faire ? Il y a certaines choses que vous pouvez traduire en VR, et d’autres que vous ne devriez pas ».
Jusqu’à présent, Joanne et Tom ont filmé six témoignages pour The Choice. L’objectif est de finaliser le premier chapitre complet, de le présenter en première dans un festival avant de passer au travail sur les autres chapitres et de filmer plus d’entrevues. En pensant à l’avenir de leur approche technique, au-delà de The Choice, Joanne et Tom semblent optimistes quant à la façon dont leur processus pourrait être utilisé par d’autres à l’avenir.
Notamment, l’un des facteurs de motivation pour Infinite Frame lors de la recherche de partenariats potentiels est la capacité de découvrir de nouvelles applications pour l’approche que l’entreprise a développée. «Il y a des gens de tous les horizons et cultures qui pourraient avoir des idées pour cette approche que nous ne pouvons même pas comprendre et qui pourraient justement avoir besoin de quelque chose comme ça pour les réaliser », explique Tom. « Nous sommes toujours intéressés à les solliciter ou à les entendre ».
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