Dans le cadre d’une initiative des services culturels de l’Ambassade de France au Canada, avec le soutien du Consulat général de France à Québec, coordonnée par l’Alliance Française de Vancouver et en collaboration avec Xn Québec, nous vous proposons une série de portraits de l’industrie de la réalité étendue (XR) au Canada. Nous vous invitons à découvrir les talents canadiens qui se cachent derrière les studios techno-créatifs répertoriés dans notre cartographie, à travers une série de portraits discutant leur histoire et leur vision de l’industrie de la XR.
En guise de huitième portrait, nous vous proposons une discussion avec Patricia Bergeron (Productions Leitmotiv) au sujet de son projet Hotspot VR.
Cet entretien avec Patricia Bergeron a été mené par Philippe Bédard (Québec/Canada XR) le 26 octobre 2021.
Profil
Patricia Bergeron est productrice de cinéma documentaire et de fiction, de court et long métrage, mais aussi, depuis quelques années, de réalité virtuelle. En 2013, elle fonde Leitmotiv. Or, cela fait depuis bien avant la renaissance de la réalité virtuelle dans les années 2000 que Patricia travaille dans le domaine du numérique et des questions que soulèvent les nouvelles technologies. Déjà en 2003, alors à l’Office National du Film, Patricia initie et réalise Parole citoyenne, un projet Web dont le but était de contribuer à bâtir des communautés d’intérêt, mais aussi de favoriser des échanges. « Je me suis toujours intéressée à savoir comment raconter une histoire et toucher des gens », nous dit Patricia. En l’occurrence, le numérique et les nouvelles technologies se sont imposés depuis longtemps comme une passion parallèle à la vie de productrice de Patricia.
Le parcours qui nous intéresse aujourd’hui — celui qui nous mènera à Hotspot — commence en 2017 lors d’un événement organisé par l’ONF, le Quartier des spectacles et MUTEK en rassemblant une quinzaine de femmes qui œuvrent dans le domaine de l’immersif. « J’y ai rencontré Clara García Fraile, des Pays-Bas, et nous avons commencé à réfléchir sur la question de la migration, des passeports, de la frontière, de ce que ça voulait dire de chercher à raconter l’histoire d’un endroit où l’on ne peut pas être ».
La question de la migration est un sujet important qui nous touche toutes et tous. C’est aussi un sujet qui préoccupe particulièrement Patricia. C’est en faisant des recherches sur le sujet que la productrice tombe sur le concept de « hotspot », soit des endroits — particulièrement en Grèce et en Italie, à partir de 2015 — mis en place pour traiter les nouveaux arrivants, prendre leurs empreintes digitales, leur donner un numéro, etc. Comme l’explique la réalisatrice, « déjà, les empreintes digitales sont un sujet délicat au niveau politique, parce que tout d’un coup toute une population est fichée dans les dossiers Frontex [L’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes] ».
Patricia s’est demandé « qu’est-ce que c’est que d’arriver dans un hotspot? Comment ces hotspots sont gérés? ». Parallèlement, Amnesty International avait rapporté des cas de maltraitance, violence et agressions policières dans les hotspots en Sicile. C’est donc sur ces derniers que s’est intéressée Patricia. « Bien évidemment, » nous rappelle-t-elle, « les gens ne se comprennent pas : les gens qui arrivent ne parlent habituellement pas italien et les Italiens parlent rarement une autre langue. Il y a donc une question de médiation qui doit être posée ».
Une première version du projet qui deviendra Hotspot fut déposée au Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ) au programme exploration numérique. Le projet était ambitieux, trois chapitres racontant trois histoires de migrants, mêlant théâtre et réalité virtuelle, et il se mérita une première subvention. Le projet fût ensuite invité à la 2e édition de l’Atelier Grand Nord VR (maintenant connu sous le nom d’Atelier Grand Nord XR), qui prit place au Centre PHI en 2017. « Tout d’un coup le projet est devenu plus tangible », se rappelle Patricia. Ce premier financement aurait suffi au développement du projet, mais pour financer la production, Patricia a aussi déposé auprès du Conseil des arts du Canada et obtenu une bourse.
Étude de cas : Hotspot
Après avoir présenté son projet en développement à l’Atelier Grand Nord VR, Patricia est finalement partie en Italie pour la phase de recherche d’Hotspot : « Je suis partie en Sicile à deux reprises, dont un séjour de deux mois dans un petit village tout près d’un hotspot. J’ai pu y rencontrer des migrants, des médiateurs culturels, des policiers; autrement dit, tout l’écosystème du hotspot ». Or, il fallait encore trouver quelle histoire raconter et surtout comment.
Pour Patricia, la question du point de vue donné aux spectateurs d’Hotspot était très importante : « Je ne voulais pas que les gens prennent le rôle de migrants ou de policiers. Cela nous aurait limité à une histoire trop manichéenne ». La solution s’est révélée lors du dernier voyage en Sicile, là où la réalisatrice nous raconte avoir passé beaucoup de temps avec les médiateurs culturels. « C’est là, » raconte-t-elle, « où j’ai vécu un moment eurêka et où je me suis dit, “voilà qui l’on pourrait être !” ».
Contrairement aux positions antagonistes des migrants et des policiers, les médiateurs occupent une position mitoyenne. Pour Patricia, « c’est une position qui nous révèle plusieurs limites; de l’humanité, de l’expérience, de la naïveté ». C’est donc là que tout a démarré pour Hotspot; la dernière pièce du casse-tête. « Tout d’un coup, j’avais trouvé la position dans laquelle j’avais envie de mettre les gens qui allaient faire l’expérience ».
Être soi-même
Nous l’avons dit, mais cela vaut la peine d’être répété : la question du point de vue est centrale pour Patricia et son projet Hotspot. « Quelque chose me dérange depuis quelques années avec la VR », nous avoue-t-elle. « Même si j’adore ça en fait, j’ai parfois l’impression qu’on me manipule ». Le problème en question se rapporte aux œuvres qui insistent pour nous mettre dans la peau d’un personnage, et ce, particulièrement quand il s’agit d’individus marginalisés ou en situation de vulnérabilité. Selon Patricia, « c’est quelque chose qu’on a souvent fait en réalité virtuelle, surtout avec la question des droits humains ou la question des migrants. Tout d’un coup, on veut amener des gens en position de privilège à se mettre dans une situation de pauvreté ou de violence. Je suis d’avis que ce n’est pas la bonne approche. »
Comme nous l’avons vu dans notre portrait du studio Infinite Frame Media et de leur projet The Choice, Patricia est d’avis qu’il est plus intéressant de demander aux spectateurs de rester eux-mêmes. « Qui ou qu’est-ce qu’on devient en réalité virtuelle » nous dit-elle. En l’occurrence, selon Patricia « on ne peut pas vraiment devenir quelqu’un d’autre que soi-même. On reste soi-même, simplement en réalité virtuelle ».
La réalité virtuelle nous transporte vers de nouveaux lieux, voire de nouvelles réalités. Certes, cela nous permet d’explorer de nouveaux contextes, de nouveaux repères, mais pas de nouvelles identités. « À mon avis, c’est plus riche d’être confronté à soi-même. Ce que j’aime quand j’entre en réalité virtuelle, c’est d’être transportée vers un nouveau monde, mais toujours en tant que moi-même et de voir comment ce nouveau monde m’affecte, moi? ».
Comment Patricia a-t-elle géré le rapport des spectateurs au sujet traité dans Hotspot?
Présentation publique Hotspot - Chapitre 1 (Montréal 2019)
Après un détour en Suisse dans le cadre du World VR Forum au printemps 2018 — pour des retrouvailles des projets de l’Atelier Grand Nord VR — Patricia se lance en production dans le but de présenter un prototype d’Hotspot lors des Rencontres Internationales du Documentaire de Montréal (RIDM) à l’automne 2019. Plus spécifiquement, comme le projet prévoyait une partie en réalité virtuelle et une composante théâtrale, le but était de présenter aux RIDM une version avec acteurs.
« Le projet VR n’était pas encore achevé, mais dans sa présentation, nous avons réussi à placer les spectateurs au sein de la composante théâtrale ». Cette dernière comportait un acteur qui jouait un policier et une autre qui jouait une migrante. « Les gens ne comprenaient pas toujours ce qui se passait — le policier parlait italien, la migrante parlait bambara — ce qui était voulu. Je voulais déstabiliser le public » se remémore Patricia.
Suite à une étape d’onboarding, en groupe de cinq personnes à la fois, l’expérience commençait par une portion en réalité virtuelle d’environ trois minutes. Il s’agissait d’une introduction, tout en douceur : la voix d’un homme qui raconte, en italien, la Sicile. Les participants enlevaient leurs casques et découvraient la pièce où ils étaient : une simple salle, des objets sur la table, une affiche qui révèle le lieu. « C’étaient des indices… mais rapidement le théâtre commençait. C’est du théâtre participatif très poignant ». Le policier interroge la migrante, le public est à table avec eux. À un moment de l’histoire, la migrante indique que son histoire est dans les casques. Les participants remettent le casque pour un deuxième segment VR de 7 minutes. Dans ce segment, ils font la rencontre d’un médiateur culturel. À nouveau, ils retirent le casque et se retrouvent toujours au cœur du théâtre et d’une situation dramatique à régler.
Comme l’explique Patricia, « les gens pouvaient ainsi sortir de l’expérience avec un bagage qui les aiderait à intervenir ». « C’était du théâtre très immersif. Plusieurs personnes ont pleuré. C’était chargé d’émotions » raconte-t-elle.
Tel qu’indiqué plus tôt, l’originalité du projet demeure que tout au long de ces interactions, chaque membre du public restait soi-même. « C’est peut-être choquant pour certains, voire provocateur, mais je crois qu’on ne peut pas être quelqu’un d’autre que soi-même en réalité virtuelle ». À la suite de l’expérience VR, en guise d’offboarding, Patricia attendait les visiteurs dans un salon pour présenter, en format vidéo, les médiateurs culturels qu’elle a rencontrés lors de ses recherches. Aux RIDM, le projet, dans sa forme théâtre immersif et réalité virtuelle d’une durée de 25 minutes, a été présenté plus de 60 fois.
La suite d’Hotspot - Chapitre deux
Fin 2019, le projet reçoit l’appui de la SODEC pour les projets numériques narratifs de format court. En mars 2020, Patricia devait se rendre au CPH:DOX dans le cadre du programme SODEC_Lab avec Hotspot, de même qu’au marché du festival Sheffield Doc/Fest puis au Forum NewImages. Le projet avait aussi été choisi pour être présenté avec acteurs dans une version revisitée dans un festival de droits humains en Espagne. Bien évidemment, tous ces plans ont dû être mis de côté en raison de la pandémie. Patricia raconte avoir été surprise, lors de discussions (virtuelles) dans le cadre du Doc/Fest, par les points de vue opposés des invités européens et américains. En l’occurrence, les invités américains étaient d’avis que la pandémie signait d’ores et déjà l’arrêt de mort de la réalité virtuelle in situ. Or, la force d’Hotspot vient justement de l’intégration de la réalité virtuelle au sein d’une composante théâtrale, nécessairement in situ. Face aux nouvelles mesures sanitaires, il fallait donc trouver un moyen de transformer l’expérience afin que la composante VR puisse se tenir d’elle-même.
Depuis l’été 2021, après la production d’un long-métrage de fiction, le travail a repris pour le deuxième chapitre d’Hotspot. Ce nouveau chapitre part dans une autre direction qui mettra la composante théâtrale au second rôle pour mettre la VR au centre de l’expérience. Comme nous l’explique Patricia : « Les choses ont beaucoup changé depuis le début du projet en 2017. Les technologies ont aussi beaucoup avancé ! ». Entre-temps, Patricia s’est mérité une autre subvention du CALQ pour l’aider à mener à bien la seconde phase du projet.
Une aventure dont vous n’êtes pas le héros
Le second chapitre d’Hotspot est pensé pour être vécu individuellement plutôt qu’en groupe, contrairement au premier épisode. « Pour moi, la présentation des projets est un aspect fondamental. Il faut absolument penser à comment le public est introduit à l’histoire ». Surtout en cette période encore bourgeonnante de la XR, il est important de penser aux conditions dans lesquelles le public est appelé à vivre une expérience. Cela peut partir du simple fait du choix du siège qui est offert (ou pas), mais on peut penser plus loin aussi. « Il faut offrir un safe space autour de l’aire d’expérience pour laisser les gens bouger leurs corps et utiliser leurs mains. Ce nouveau chapitre est pour les casques Oculus Quest 2 ». C’est ce qui pousse Patricia à vouloir faire du prochain chapitre d’Hotspot une expérience plus accessible d’emblée.
Le second chapitre d’Hotspot est toujours centré sur une rencontre avec un migrant. Or, il s’agira d’un migrant qui n’a pas réussi à faire le voyage et qui, tout en se présentant, nous entraîne avec lui au fond de la Méditerranée au fil de l’expérience. « C’est une histoire tragique, mais c’est aussi très beau. Ça va nous confronter ».
D’autres choses ont changé dans la façon d’aborder le sujet d’Hotspot et l’expérience immersive qu’il propose. « Dans le premier chapitre, je suis partie d’un texte et je voulais que l’équipe le suive ». Pour sa part, le texte du second chapitre n’a pas encore été écrit. Patricia nous explique en effet que c’est le design d’expérience qui prime pour cette dernière mouture : « Nous sommes partis d’un parcours et d’une expérience, et le texte suivra ». Le texte sera construit à partir des heures d’entrevues menées par Patricia lors de ses séjours de recherche dans les hotspots siciliens. « Oui, c’est une fiction » admet-elle, « mais elle est basée sur des récits documentaires. Tout part de leurs témoignages, de leurs histoires, de leurs souvenirs, et de leurs propres mots pour l’exprimer ».
Ce deuxième chapitre est en pleine production et sera prêt pour la distribution à l’été 2022.
Défis et apprentissages
Après quelques années et plusieurs itérations de son projet Hotspot, Patricia en ressort avec quelques leçons importantes. Notamment, il faut ajuster nos ambitions pour le contexte actuel. « En fait », clarifie-t-elle, « les moyens de nos ambitions ne sont pas encore là ». Du moins, c’est le cas pour les projets d’auteur qui ne sont pas pensés a priori pour viser le grand public ou pour générer un retour sur investissement. Selon Patricia, il faut donc ajuster nos ambitions. Au final, c’est toujours le même défi : comment en faire beaucoup avec peu de moyens, et ce, sans perdre de vue l’essentiel.
Une autre leçon que nous transmet Patricia : il faut savoir quand passer à l’action. Il faut bien évidemment savoir faire preuve de patience, mais il vient un moment quand l’étape de développement et de prototypage doit céder sa place à une phase plus active.
Finalement, comme le rappelle si bien Patricia, il faut aussi s’entourer de collaborateurs qui partagent les mêmes valeurs que soi et avec lesquels il est agréable de travailler. « J’aime bien travailler avec des individus passionnés à travers la planète. Nous devenons quelque chose de plus quand nous nous mettons à travailler ensemble ».
Les collaborateurs (pour chapitre 1 et 2)
Ghassan Fayad : Producteur
Colas Wohlfahrt : Direction créative
Ali Kays : Direction artistique
Azza Hussein: Illustration
Louis Thériault-Boivin : Creative developer (chapitre 2)
Pour la présentation aux RIDM (nov. 2019):
Les interprètes étaient : Rachel Mwanza et Pierre Pinchiaroli.