Dans le cadre d’une initiative des services culturels de l’Ambassade de France au Canada, avec le soutien du Consulat général de France à Québec, coordonnée par l’Alliance Française de Vancouver et en collaboration avec Xn Québec, nous vous proposons une série de portraits de l’industrie de la réalité étendue (XR) au Canada. Nous vous invitons à découvrir les talents canadiens qui se cachent derrière les studios techno-créatifs répertoriés dans notre cartographie, à travers une série de portraits discutant leur histoire et leur vision de l’industrie de la XR.
Dans ce troisième portrait, découvrez Dpt., un studio à qui l’on doit certaines des meilleures productions interactives et immersives de la dernière décennie.
Cet entretien avec Nicolas S. Roy et Maude Thibodeau a été mené par Philippe Bédard (Québec/Canada XR) le 13 juillet 2021.
Profil d'entreprise
Fondé en 2007, Dpt. est un studio qui touche à toutes les sphères de la création numérique. Nicolas S. Roy, fondateur et directeur du studio, raconte qu’ « à l’époque il n’y avait évidemment pas vraiment de technologies immersives accessibles au grand public (réalité virtuelle, augmentée, etc.). On faisait des expériences Web ». Comme exemple de ce genre de projet Web, Nicolas mentionne Sacrée Montagne, une collaboration avec l’Office national du film datant de 2009-2010. C’était la première d’une série de collaborations avec le producteur national qui leur a donné la piqûre pour tout ce qui est mise en récit interactif .
Ainsi, que ce soit avec l’ONF, Arte ou Radio-Canada, Dpt. s’est formé à travers des projets de webdoc et des projets interactifs qui, comment l’explique le PDG, « nous ont donné des outils qui étaient très utiles une fois que nous avons commencé à travailler sur ces nouvelles plateformes émergentes que sont la réalité virtuelle et augmentée […] Même si ça vivait sur le Web, c’est quelque chose qui nous a permis de travailler d’une autre façon plutôt que de penser seulement en termes de design et de programmation. C’était maintenant “comment est-ce qu’on peut raconter une histoire autrement?” ».
Maude Thibodeau, Réalisatrice d’expérience et Directrice artistique chez Dpt. raconte avoir suivi un parcours similaire : « Au début, je faisais du Web interactif et du webdoc, mais aussi beaucoup d’expériences pour les volets convergents ». Comme pour Nicolas, Maude raconte une expérience de coproduction qui s’est avérée formatrice : « J’ai fait ma première coproduction avec la France pour Fort McMoney. C’était mon baptême de coproduction. Ça n’a pas toujours été facile, mais j’ai beaucoup appris ! » Or, c’est en rejoignant Dpt. que son passage à la XR a finalement pu se faire : « Je m’y intéressais, mais je suis vraiment tombée en amour avec le médium, que ce soit la réalité augmentée ou la réalité virtuelle ».
Raconter autrement
Aujourd’hui, on connaît Dpt. pour son travail sur des productions très diverses, allant de la réalité augmentée (Ennemi, Apocalypse, Collectionner, etc.) à la réalité virtuelle (Les Passagers, Marco & Polo Go Round, Parlement, etc.) en passant par la réalité mixte (These Sleepless Nights). Bien que le studio ait de l’expérience avec toutes ces technologies, Nicolas remarque une disparité : « il y a un buzz autour de la réalité virtuelle, mais concrètement, ça reste un très petit marché. C’est bien qu’on puisse présenter des œuvres à Venise, à Cannes, à Tribeca, mais au final, il y a moins de 2000 personnes qui voient ces projets-là ». On remarque en effet un rapport proportionnellement inverse entre l’importance majeure de la réalité virtuelle dans l’opinion des gens et sa portée relativement mineure. Pendant ce temps, la réalité augmentée fait moins la une, mais touche un public comparativement plus large.
Pour Maude, cette plus grande accessibilité est un atout pour la réalité augmentée : « C’est moins glamour, mais c’est vraiment plus accessible. C’est aussi plus intéressant, parce que ça parle à plus de gens; on connecte plus de gens ensemble. Mais c’est sûr que ce n’est pas ça qui va aller à Venise ». Il est vrai qu’au-delà des quelques projets de réalité augmentée ou mixte qui se rendent en festival — de plus en plus, si la tendance se maintient — c’est sur le marché commercial que ses technologies sont le plus souvent utilisées. « Ce qu’on réalise aussi », remarque Nicolas, « c’est que d’un point de vue commercial, il y a beaucoup plus de demande au niveau de la réalité augmentée que de la réalité virtuelle. Les projets de marque, par exemple, sont souvent faits avec la réalité augmentée. Parfois, ce sont des applications, mais de plus en plus c’est du webAR ou des filtres Instagram, Snap, TikTok, etc. ».
Or, quelles que soient les technologies utilisées, pour Dpt. ce sont toutes des expériences qui permettent de développer de nouvelles expertises. Comme l’explique Nicolas, « pour nous, la réalité augmentée est une bonne façon d’utiliser des technologies similaires mais qui sont plus accessibles, parce que ça vise les téléphones. Ce n’est pas la même chose [que la réalité virtuelle], mais c’est quand même intéressant et il y a des défis stimulants au niveau de la mise en récit et de l’interactivité qui sont toujours non résolus ».
L’attrait du défi est un thème central dans les productions auxquelles s’attaquent Dpt. Sourire aux lèvres, le fondateur du studio avoue : « En fait, on aime bien souffrir à ce niveau-là. Avec de nouvelles plateformes et de nouvelles technologies que personne ne sait utiliser, il faut essayer de réinventer la roue ».
Comment peut-on raconter une histoire autrement? – Nicolas S. Roy
Rejoindre un public
L’un des défis qui reste d’actualité pour Dpt. — comme pour le reste du secteur d’ailleurs — est la distribution des expériences immersives. À cet effet, Nicolas voit deux avenues. Dans un premier temps, celui-ci reconnaît l’aide de compagnies qui défrichent le terrain et qui sont en voie de bâtir un marché pour la XR. « On se compte chanceux quand on peut avoir des partenariats, par exemple avec le Centre PHI qui commence à avoir un système en place pour distribuer, faire des tournées [avec des expériences XR], mais c’est quelque chose qui est encore un peu compliqué », explique-t-il. Dans un second temps, Nicolas évoque l’option des expositions immersives sans casque. « Si on parle de distribution et d’accessibilité », raconte-t-il, « nous avons fait un projet récemment pour Oasis immersion (Suivre la note). C’était intéressant d’explorer et d’appliquer ce que nous avons appris en VR depuis plusieurs années et d’essayer de le faire vivre pour plusieurs personnes à la fois ».
De nouveau, cette expérience aura des retombées positives pour des projets à venir. Par exemple, Dpt. travaille présentement sur une coproduction en réalité virtuelle et le fondateur du studio explique être en processus de réflexion pour l’adapter à ce genre de lieu immersif qui commence à apparaître un peu partout dans le monde : « C’est quelque chose que nous voulons faire de plus en plus : essayer de penser nos expériences VR pour qu’elles puissent être vécues dans ces lieux-là qui sont de plus en plus communs ».
Accélérée par les mesures sanitaires qui s’imposent depuis plus d’un an, le déploiement d’espaces d’expositions immersives s’avère une pratique de plus en plus populaire. L’option est intéressante, non seulement pour de nouvelles productions mais aussi pour remettre au goût du jour des productions passées. À ce sujet, Nicolas se pose la question : « “Est-ce qu’on serait capable d’adapter un Manic, un Roxham ou un Marco & Polo à ce type de lieu”? C’est un questionnement à long terme, mais c’est quelque chose qu’il faut considérer dans la question de la production XR afin d’être capable de rentabiliser les projets ».
Étude(s) de cas
Manic VR
Il y a plusieurs façons de juger du succès d’une production. On peut, par exemple, viser un retour sur investissement, vouloir toucher un large public ou encore compter se démarquer au sein de l’industrie. En demandant à Nicolas et Maude les projets produits par Dpt. desquels ils sont les plus fiers, ceux-ci s’entendent pour dire que, « de façon générale, nous sommes fiers de tous nos projets ! ». Parmi ceux-ci, Ennemi (une production de Caméra Lucida, Dpt., Emissive, France Télévisions et de l’ONF) est un cas remarquable, d’ailleurs très souvent cité par des expert·e·s de l’industrie XR autour du monde.
Or, ce n’est pas nécessairement le seul projet qui a marqué Dpt. ! « Ennemi va toujours rester important dans nos vies respectives », explique Nicolas, « mais si j’avais un coup de cœur, ce serait Manic VR ». Pourquoi ? Pour le sujet, certes, mais surtout pour les retours que l’équipe a pu recevoir de personnes concernées par l’expérience. Comme le raconte Nicolas, « Manic essaie de nous mettre dans la peau de deux personnes qui vivent avec des troubles bipolaires ». Ce sujet délicat méritait une attention particulière pour éviter d’exagérer la condition, voire d’en faire quelque chose de divertissant. « Nous avons eu plusieurs retours de personnes qui sont concernées par les troubles bipolaires. Ça a vraiment touché les gens » rajoute-t-il.
Ainsi, au niveau humain, l’impact du projet était important. Nicolas conclut en disant « ça n’arrive pas tous les jours qu’on nous revienne en disant qu’un projet a profondément touché quelqu’un; qu’il a eu un impact dans leur vie ». Pour Maude, Manic est le projet qui a eu le plus de portée et dont le résultat a été le plus convaincant. « Parfois, c’est difficile et le résultat n’est pas toujours [ce qu’on attendait], mais la démarche est très intéressante » ajoute-t-elle.
Projets à venir
Parmi tous leurs projets en cours, Nicolas et Maude mentionnent deux projets à surveiller : Umami et Plastisapiens.
Umami
Le premier est un projet de coproduction avec le studio français Tiny Planets. Nicolas raconte avoir croisé Umami pour la première fois quand le projet avait été présenté à l’Atelier Grand Nord il y a quelques années. « Je suis tombé en amour », se rappelle-t-il. À l’époque, le projet est allé de l’avant sans Dpt. et un premier prototype fut présenté à Venise il y a quelques années. Depuis peu, les discussions ont repris avec Dpt. en vue d’entrer en production et de pousser le projet encore plus loin. Le projet a réussi à dénicher du financement du FMC, du CNC et de la SODEC, entre autres. « C’est une collaboration qui risque d’être intéressante », estime Nicolas. « C’est un projet qui est pensé pour être vendu sur les stores mais qui aura aussi une version LBE pour 8 personnes à la fois ».
Plastisapiens
Les enjeux écologiques et de surconsommation sont également abordés dans cet autre projet à venir de Dpt. « Plastisapiens est une expérience en réalité virtuelle spéculative et absurde imaginant un futur où la vie plastique et la vie organique fusionnent pour ne faire qu’un : une nouvelle forme de vie que nous appelons plastisapiens » (source : ONF).
Le fil conducteur
On remarque, dans le portfolio de Dpt., un intérêt marqué pour les projets avec une portée sociale avouée. En parlant d’Umami, par exemple, Nicolas explique que, « même si c’est une fiction, c’est quelque chose que nous voulons mettre de l’avant, aborder éthiquement et amener les gens dans l’industrie à se poser certaines questions qu’on ne se pose pas normalement ». Selon Maude, cette passion pour les sujets à valeur sociale est venue un peu par hasard; un héritage du fait que Dpt. a souvent travaillé sur des projets documentaires. « Nous avons fait plusieurs projets documentaires interactifs qui ont bien fonctionné, puis on nous a approché pour en faire de plus en plus. Cela dit, c’est aussi quelque chose pour lequel nous sommes devenus assez bons puis pour lequel nous avons trouvé un intérêt » ajoute Nicolas. « Pour nous, c’est important de pouvoir dédier une certaine partie de notre temps et de nos ressources à des projets qui peuvent réellement faire une différence et avoir un impact. Ça permet de mieux dormir la nuit ! »
En ce sens, la réalité virtuelle se démarque d’autres technologies : « c’est un médium qui est très puissant. C’est peut-être cliché, mais plutôt que de raconter une histoire, on la fait vivre aux gens. C’est extrêmement puissant quand c’est bien fait » explique Nicolas. « Les souvenirs qu’on garde ne sont pas les souvenirs d’avoir vu quelque chose, mais bien les souvenirs d’avoir vécu quelque chose. Ça nous affecte différemment, ça reste avec nous plus longtemps ». La force du médium vient cependant avec une part de responsabilité. Heureusement, Dpt. la reconnaît et la considère sérieusement dans tous ses projets.
Défis et apprentissages
Fort de leurs nombreuses collaborations et coproductions, Maude et Nicolas retiennent une leçon principale : l’important, c’est la communication. Surtout quand il s’agit d’une coproduction — mais aussi partout aujourd’hui en contexte de travail à distance — il y a un certain décalage qui risque de complexifier les échanges. « C’est possible de bien se faire comprendre, mais il faut vraiment tout détailler, même si on pourrait penser que c’est inutile », explique Maude. En ce sens, le facteur clé est de développer des façons de s’assurer que les concepts soient clairs. Il en va de même pour la façon de travailler ensemble qui doit être limpide avec tous les partenaires dès le début du processus.
Comme Maude, Nicolas pense que la communication est primordiale : « Il faut que les rôles soient extrêmement bien définis. Il faut savoir qui fait quoi, qui approuve quoi et récapituler chaque rencontre pour être sûr que tout le monde s’entende sur ce qui a été décidé ». Ces conseils restent de mise même dans le cadre de coproduction entre des pays de la francophonie : « Nous avons beau parler la même langue », explique Nicolas, « mais il y a quand même parfois des incompréhensions. Il peut y avoir des différences assez importantes au niveau culturel et c’est important de les garder en tête ».
Conclusions
En fin d’entretien, Nicolas termine avec un dernier défi qui résume bien Dpt. comme entreprise : l’apprentissage de technologies sans cesse nouvelles. « Étant donné que nous faisons beaucoup de projets innovants qui n’ont jamais été faits », raconte Nicolas, « les gens avec qui on travaille ont parfois quelques connaissances en technologies, mais souvent, ils n’en ont aucune…. Il y a donc une grosse partie d’éducation à faire ». Ce défi amène un certain niveau d’incertitude, de même qu’une difficulté à définir les balises d’un projet dès le départ. Or, il est évident qu’il est impossible d’avoir un plan qui ne changera pas du début à la fin d’un projet. « Une fois que nous allons en production, il y a toujours des surprises. Pour le studio, c’est un très haut risque, parce qu’on peut brûler beaucoup de temps et d’argent de cette façon-là » résume-t-il.